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Notes sur les travaux récents d’Emeric Lhuisset par Philippe Dagen

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Emeric Lhuisset est un artiste d’un genre qui n’existait pas il y a une dizaine d’années ; ou en tout cas pas d’une manière aussi développée et raisonnée. Faute de mieux, elle pourrait être dite celle des artistes historiens. Comme elle est récente, elle n’a pas de nom reconnu. Faut-il dire « artiste historien », « artiste analyste », « artiste archiviste » ? Aucun des termes ne suffit à lui seul, car, dans les travaux de Lhuisset comme dans ceux de quelques-unes et quelques-uns de  ses contemporains, archives, récits historiques, analyses politiques et économiques sont nécessaires et indissociables. Des savoirs de différents types et des expériences également variées doivent se réunir en un point, lequel point est leur œuvre. Leurs activités sont elles-mêmes de plusieurs ordres. Il arrive à Lhuisset d’intervenir dans des séminaires, comme le font couramment universitaires et chercheurs. Kader Attia fait de même et Pascal Convert a écrit plusieurs ouvrages historiques sur la Résistance française. Etre artiste, pour eux, ce n’est pas nécessairement s’en tenir aux modes d’expression traditionnels de l’objet et de son exposition  et en passer sans hésiter par la conférence, le livre ou le film documentaire pour se faire entendre. C’est donc naturellement s’intéresser de très près à  des disciplines scientifiques et réinventer la figure de l’artiste savant, à l’inverse des mythologies banales de l’inspiré et de l’instinctif.

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Deuxième observation : comme l’histoire des dernières décennies l’explique à l’évidence, Lhuisset - et de même Attia ou Convert - se consacre souvent aux évènements du Moyen-Orient. Afghanistan, Syrie, Irak, guerres civiles, radicalisme islamiste sous toutes ses formes : ces zones et ces sujets sont aujourd’hui essentiels. Ils le sont depuis l’invasion soviétique en Afghanistan, la révolution islamique en Iran, l’infini conflit israélo-palestinien. Mais, depuis le 11 septembre 2001 et l’intervention américaine en Afghanistan et en Irak, elles le sont encore plus et  le Moyen-Orient est désormais  à peu près le centre du monde. L’afflux des réfugiés vers l’Europe et le terrorisme en sont les manifestations les plus visibles. Aussi l’inventaire des interventions artistiques qui, de façon directe ou détournée, se réfèrent à cette partie du monde et ces évènements énumérerait-il, s’il se voulait exhaustif, des artistes très différents les uns des autres, Jenny Holzer et Sigmar Polke, Mona Hatoum et Barthélémy Toguo, Tacita Dean et Ai Weiwei, etc.

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Ce qui pose une question qui était déjà sous-entendue dans la première observation : que peut une intervention artistique sur ces sujets dans le contexte actuel ? Comment peut-il agir ? Peut-il raisonnablement espérer exercer une influence quelconque, en dehors du cercle que l’on restreint de l’art actuel, lequel n’est de surcroît pas nécessairement prêt à se consacrer à des sujets si lourds de souffrances et d’angoisses ? (Il y aurait du reste un essai à écrire sur le commerce prospère de la futilité dans le marché de l’art, foire au divertissement et au narcissisme à destination des Occidentaux…) La question est vaste et complexe. Elle entraîne à s’interroger sur  la responsabilité morale de l’artiste, la légitimité de ses prises de position, la pertinence de celles-ci et son degré de connaissance des problèmes, la tentation de se poser en justicier avec l’appui des médias au risque d’être accusé d’exhibitionnisme et d’opportunisme.

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Les médias : il suffit d’un regard sur la situation suffit pour s’assurer  que la position de l’artiste actuel ne peut être considérée en dehors de ce qui conditionne notre rapport au présent, le système médiatique. Celui-ci produit et diffuse les images et les récits qui sont donnés pour l’actualité d’un jour. Or ni ces images, ni ces récits ne peuvent être reçus - ne devraient être reçus plutôt- sans subir un examen critique. Ce sont là les questions bien connues de l’objectivité, de l’exhaustivité et de la neutralité des « informations ». Quelle image serait neutre, c’est-à-dire pure de toute  intervention humaine ? Peut-être celle qui, automatique, est prise par une caméra de surveillance ou un drone, du moins si elle n’a pas été trafiquée par les autorités militaires ou civiles qui disposent de ces machineries d’observation. Mais, dès qu’il y a auteur, que cet auteur soit un passant ou un photoreporter, un amateur ou un professionnel,  le supposé document est affecté, à un degré ou un autre, par les décisions conscientes ou inconscientes intervenues au moment de la prise de l’image. Sa pureté documentaire  s’en trouve affectée. Cadrage et  hors-champ, gros et arrière-plan, couleur et noir et blanc : ces décisions sont décisives. Ce que l’on voit, montré sous un certain angle, serait différent sous un autre. Et que ne voit-on pas de ce qu’il y avait autour quand l’image a été saisie et qu’il importerait de connaître pour comprendre ? L’image d’actualité relève d’une analyse précise et ceci d’autant plus que sa diffusion est aussi une décision économique qui porte à conséquence en termes d’audience et donc de résultats financiers.

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Sur ce point, Lhuisset a accompli des travaux d’une efficacité critique sans concession, dont Combattants en 2010 et Théâtres de guerre en 2011-12. Les rhétoriques visuelles, narratives et symboliques, qui influencent grandement la production des images de guerre que les médias diffusent et que cinéma et séries recyclent immédiatement, y sont rendues visibles grâce à des dispositifs incongrus, Kalachnikov prise dans un filet de broderie décoratives de la série War pictures en 2010,  poses et effets d’éclairage des Théâtres de la guerre qui sont des tableaux vivants aux compositions émouvantes empruntées à la peinture d’histoire d’autrefois.  Chacune de ces images est un piège à artifices. Mais, sans  s’attarder sur le détail de ces séries, parodies extrêmement amères et d’autant plus amères que l’image est plus séduisante, il faut aller vers leurs conséquences. La plus certaine est que les consommateurs d’images que sont nos contemporains et nous-mêmes se régalent de représentations arrangées ou même fabriquées et n’ont ni le temps, ni la distance nécessaires pour éviter d’en être les dupes - dupes heureuses de leur dose quotidienne d’imageries. De leur dose, de leur dope : choisissez le mot qui vous convient. Du reste, l’Afghanistan est l’un des principaux producteurs de ces deux denrées également stupéfiantes.

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Cette activité est  l’une des formes de l’analyse de ce que la société du spectacle est devenue ces derniers temps. Ce n’est pas le lieu ici d’engager une réflexion longue sur les thèses de Guy Debord et la confirmation de leur pertinence bien au-delà de ce qu’il avait pu penser d’après ce à quoi il a assisté sa vie durant. On se contentera de noter qu’une partie de la création actuelle - sa partie la plus vivante et la plus intéressante, de loin, de très loin- s’inscrit, à son insu ou en connaissance de cause, sous ce signe, « société du spectacle ». Le terrorisme islamiste et sa propagande filmique on line en sont la pire vérification : mettre en scène des attentats kamikaze et exécutions, la mort des autres et sa propre mort afin d’obtenir, avec les moyens techniques nécessaires, les effets psychiques et politiques que l’on veut atteindre en Occident, qui est, historiquement, le premier empire du spectacle et donc le meilleur public, si l’on peut dire. 

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Ainsi Lhuisset met-il en évidence le fonctionnement d’imageries aujourd’hui dominantes. Faisant cela, on serait tenté de poursuivre, en abusant du vocabulaire militaire, qu’il nettoie le terrain. Il s’emploie à rendre mieux perceptibles et donc moins nocives les figures de rhétorique qui se déploient dans ce que l’on nomme l’information comme dans l’industrie du divertissement nerveux genre American sniper, Strike Back ou jeux vidéo. Qui a vu ses Théâtres de guerre devrait être désormais un téléspectateur méfiant et réticent. Et donc un homme plus attentif à la part du travail de Lhuisset qui relève de l’archive et de l’histoire.  Instruire après avoir désillusionné, autrement dit. Le projet Last water war, ruins of a future se présente essentiellement sous la forme de photographies, panoramas vus à hauteur d’homme et vues aériennes d’un même lieu, Girsu, au sud de l’Irak. Plusieurs ne présentent à la vue que des étendues rocailleuses et desséchées. Sur d’autres, se distinguent des amas de briques sombres et les lignes de ce qui fut, jadis, une ville et les canaux d’un système d’irrigation dérivé depuis le cours du Tigre: jadis, au troisième millénaire avant notre ère, quand eut lieu une guerre de l’eau dont il y a lieu de penser qu’elle recommencera, dans la même région. Les remontées d’eau salée progressent, la terre se stérilise, la cultiver ne sera bientôt plus possible. Les populations qui habitent là devront émigrer vers le nord pour retrouver de l’eau douce. Conflits de territoires, conflits religieux : étant donné l’état actuel de l’Irak, on peut imaginer ce qui adviendra. Quelques articles ont été publiés sur la probabilité de guerres de l’eau au Moyen-Orient, mais ils sont loin d’avoir retenus l’attention générale – pas même celle de bien des hommes politiques probablement.

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C’est que ces données n’ont rien de spectaculaire, pas plus que les photographies de Lhuisset, d’une nudité aussi angoissante que ce désert gris. Ces données, si inquiétantes soient-elles, ne se lisent pas dans les journaux, du moins pas dans ceux qui sont censés instruire l’opinion publique, et ne donnent pas lieu à des émissions à des heures de grande écoute. Lhuisset, dont la géopolitique du Moyen-Orient est de longue date une spécialité nourrie par ses enquêtes et ses voyages, accomplit donc la tâche qui aurait dû être accomplie par des moyens d’information ordinaires. Son activité artistique se développe à partir et avec des connaissances archéologiques, historiques et politiques, dont il cristallise l’essentiel dans des formes visuelles aussi différentes que possible des imageries qui inondent le monde. Elles doivent être irrémédiablement différentes afin d’avoir une chance d’être vues et comprises. Les dimensions de ses « paysages » - terme assez inadéquat -, le strict bannissement de tout pittoresque et de tout exotisme, l’absence rigoureuse de toute figure humaine,  la réduction du chromatisme à des nuances cendreuses et le bleu du ciel sont les moyens de cette irruption.

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On peut aisément supposer combien, dans une foire ou une biennale d’art contemporain, ses photographies de Girsu apparaîtront comme des incongruités. C’est qu’elles ne jouent pas le jeu de la fascination, où il est si facile de gagner. On a vu récemment plusieurs plasticiens, tel Thomas Hirschhorn avec sa série Pixel-Collage, accumuler les agrandissements de photos de massacres, partiellement floutées parfois, avec, pour bonne raison affichée, la volonté d’alerter. L’équivoque de tels travaux est gênante : pour dénoncer le commerce de l’horreur télévisée, ils en tapissent les murs au risque de retenir le regard pour les mêmes détestables raisons qui font le succès de ces photos elles-mêmes et qui se nomment  délectation morbide, jouissance inavouable du spectacle obscène de la mort violente. Cette manière de procéder est dangereuse. Quand il ne s’agit, comme Thomas Ruff l’a fait récemment, que de prendre sur internet des images de films pornographiques et les brouiller pour susciter désir et frustration, pulsion scopique et échec du voyeurisme, ce n’est pas trop grave. Quand il s’agit de guerres et de carnages, on ne saurait faire preuve de la même indulgence. Les photographies de Last water war ne sont pas séduisantes ? Elles sont même décevantes dans leur simplicité ? Elles le doivent. Sinon, ce serait à nouveau du spectacle. Peut-être est-ce le début d’une explication au phénomène que l’on a constaté en commençant, l’apparition de ces artistes savants dont Lhuisset pourrait passer pour l’archétype : une œuvre artistique juste ne peut se fonder que sur un travail réflexif attentif et long. Sinon, elle n’est que recyclage ou réorchestration de clichés, n’apprend rien et n’apporte rien - si ce n’est le sentiment réconfortant d’avoir bonne conscience. Devant les travaux de Lhuisset, il est difficile d’avoir bonne conscience. Ce serait même l’inverse : ils suscitent un embarras durable, ils mettent mal à l’aise, ils renvoient chacun à son confort de spectateur occidental. C’est l’indice le plus sûr de leur pertinence.

 

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